Dîner dans le noir, journée en fauteuil roulant dans une ville, parcours les yeux bandés au bout d’un chien guide, font partie des multiples manifestations qui fleurissent depuis quelques années et visent à faire prendre conscience aux valides des difficultés rencontrées au quotidien par les personnes handicapées. La question de leur intérêt ayant été récemment évoquée lors d’un échange de commentaires sur accessiblog.fr, il m’a paru utile d’y réfléchir et d’analyser pour quelles raisons je demeure encore sceptique quant à leur efficacité et leur but réel. En effet, je dois avouer que toutes ces mises en situation de handicap me laissent toujours un goût d’inachevé, une sorte de gueule de bois similaire à celle d’un lendemain de victoire en coupe du monde, un handi-blues en la-mentable mineur. Lorsqu’ils en sortent, les participants vos jurent qu’ils ont tout compris de votre handicap, qu’ils ont pris conscience de beaucoup de choses, qu’à présent ils feront attention lorsqu’ils croiseront une personne comme vous etc… Comment ne pas être soi-même galvanisé par le récit souvent émouvant qu’ils font de leur expérience, de leur ressenti ? Comment ne pas croire qu’enfin un minimum de compréhension ou d’intuition de ce que vous vivez s’est immiscé dans leur esprit ? Comment ne pas se sentir un instant soulagé à l’idée que la prochaine fois que vous les croiserez, vous n’aurez plus à réexpliquer des choses aussi évidentes pour vous que : montrer du doigt une direction en disant « là » ne vous est d’aucune utilité, ou que vous ne pouvez pas lire le menu dans un restaurant et les prix qui vont avec, à moins de posséder du matériel high-tech. Et puis, une semaine plus tard, patatras ! Vous recevez un mail humoristique dont toute la drôlerie tient dans une image, sans description. C’est une invitation pour aller voir « The Artist » suivi des « oiseaux migrateurs ». Vous voilà face à un incommensurable abîme d’incrédulité, de découragement, une sensation d’incommunicabilité intersidérale, un peu comme dans la chanson « Adieu minette » de Renaud.
Mais que s’est-il passé ? Ou plutôt, que ne s’est-il pas passé ? Qu’est-ce qui fait que la personne qui, huit jours auparavant croyait sincèrement avoir tout capté de votre handicap, et que vous-même qui avez cru à sa toute fraîche conversion, vous retrouviez confronté à ce qui n’est après tout qu’une boulette, comme nous en faisons tous, une gaffe finalement drôle pour elle-même ?
Eh bien, un énorme malentendu, un choc des fantasmes.
Du côté de la personne handicapée, du moins en ce qui me concerne, une immense attente sans cesse déçue, forcément, que l’autre ait ressenti jusque dans sa chair ma propre situation, se soit littéralement mis à ma place et en ait gardé une trace indélébile qui lui permettra, chaque fois qu’il s’adressera à moi ou interagira avec moi, d’être en phase et de trouver immédiatement l’attitude ou les mots justes. Evidemment, c’est une grave erreur ! Ce pour au moins deux raisons. La première est que chaque personne handicapée vit différemment sa situation, même pour un handicap identique. Telle personne aveugle sera par exemple très à l’aise pour demander son chemin, voire se laisser guider jusqu’à sa destination, tandis que telle autre préférera se débrouiller seule pour mieux le mémoriser. Inversement, la première personne s’avère être un vrai cordon bleu pendant que l’autre éprouve de l’appréhension devant une gazinière. La seconde raison tient à ce qu’il est aussi absurde de demander à un valide de se mettre à la place d’une personne handicapée que de vouloir faire rentrer le cochon de son plein gré dans la peau du saucisson. Cela reviendrait à pouvoir d’un seul claquement de doigt, transférer chez autrui quanrante années de vécu, de micro-situations de réactions, de paroles entendues, de solutions trouvées, d’éducation, de philosophie personnelle de la vie et de ce qu’on considère comme étant important et secondaire, d’une expérience ontologique de fait indissociable de soi-même, donc intransférable. On voit bien que c’est impossible, illusoire, fantasmagorique. Une autre raison, me semble-t-il, de ce malentendu du point de vue de la personne handicapée est le caractère simplificateur, presque caricatural des mises en situation. La vie quotidienne ne se résume pas à manger dans l’obscurité, quoique, la perspective pourrait en réjouir plus d’un, ni à un parcours bien défini qu’il faut se fader en fauteuil roulant. Elle est pleine de nouvelles aventures, de menus problèmes qu’il faut résoudre, d’imprévus auxquels il faut faire face, de clichés contre lesquels il faut lutter, mais aussi de situations où l’on se trouve avantagé, de rencontres fabuleusement riches que l’on n’aurait peut-être pas faites si l’on n’avait pas été handicapé. Passer 10 minutes devant un ordinateur, écran éteint, à le manipuler avec la seule aide d’une synthèse vocale ou déambuler dans un quartier à la recherche de commerces sans marche pour pouvoir y entrer avec un fauteuil sont certes autant d’actions utiles, mais elles ne soulèvent qu’une infime partie du voile de la différence.
Du côté des participants valides, fantasmes, attentes et idées toutes faites ne sont pas moins nombreux. Tout d’abord, lorsqu’on est volontaire pour s’impliquer, même une journée entière, dans ce genre d’évènement, on garde inconsciemment à l’esprit que la situation de handicap dans laquelle on est plongé n’est que temporaire, que d’une seconde à l’autre on peut, comme dirait la marionnette de PPDA : « reprendre une vie normale », qu’il suffit de se lever du fauteuil ou de retirer le bandeau que l’on a sur les yeux pour se débarrasser instantanément de l’inévitable angoisse générée par cette situation inhabituelle, inconfortable. Ce n’est qu’un jeu. Une fois guéri, pendant combien de temps se souvient-on très précisément de son dernier rhum et de tous les inconvénients qu’il nous a occasionnés ? Cela n’empêche d’ailleurs pas de ressentir de fortes émotions, d’être marqué durablement par tel ou tel moment, d’avoir même un choc qui vous incite par la
Suite à agir, voire à militer pour que les entrées d’immeubles publics aient une rampe d’accès, pour que les sites Internet soient conformes aux règles d’accessibilité. Mais cela, et c’est tant mieux, ne fera jamais de vous un handicapé. Ou alors c’est du mysticisme et là, faut vous soigner. La nature humaine est ainsi faite qu’elle a la faculté d’oublier, ou plus exactement d’escamoter, les épisodes, même les plus tragiques. Par ailleurs, le handicap, lorsqu’il est évident, visible, renvoie à des peurs, des angoisses collectives et ancestrales profondes, telle la cécité à la mort par exemple, lesquelles produisent des archétypes que les mises en situation ne peuvent à elles seules éradiquer. Enfin, on remarque qu’en grande majorité, les personnes qui participent à ce type de manifestation ont une sensibilité ou une curiosité qui fait qu’elles sont déjà disposées à recevoir le message que l’on souhaite faire passer. Pourtant, si l’on part du principe que l’on ne prêche que des convaincus, on se trompe et l’on ne fait plus rien. Il faut toujours espérer que l’on touchera ne serait-ce qu’une seule personne qui se sera trouvée là par hasard, qui n’avait nullement prévu de perdre son temps à ça et qui en sortira néanmoins transformée dans son regard et ses préjugés.
J’en arrive à la conclusion que les mises en situation de handicap sont nécessaires mais pas suffisantes. Elles sont nécessaires car il peut en rester un partage de sensations, d’émotions, un dialogue qui s’engage, un apprivoisement de part et d’autre. Elles ne sont pas suffisantes parce que les peurs et les fantasmes demeurent, parce qu’elles sont réductrices, parce qu’elles sont temporaires et fugitives dans la mémoire des individus, parce qu’enfin, elles ne doivent pas être confondues avec le fait de vivre au quotidien un handicap ou même aux côté d’une personne handicapée.
Elles peuvent donc faire prendre conscience de certaines choses, à condition qu’il y ait un suivi, une ligne directrice, un programme d’actions concrètes qui les prolonge.